Je me souviens d’une phrase que mon père m’a dit lorsque j’étais étudiant en journalisme: “Ne perds jamais ton intégrité. Si tu n’es pas honnête, tu n’es plus rien!”.
Je m’appelle Cem Türker, voilà cinq ans que je suis journaliste indépendant. J’ai lancé, il y a deux ans, le journal “La presse indépendante”. On m’a unanimement encensé pour la qualité du journal. Être journaliste était un rêve de gosse, je voulais être le journaliste révélant toutes les injustices par la puissance des mots. Un idéaliste en somme.
Mais je devais reconnaître l’évidence, les ventes étaient minces. Internet y était pour quelque chose, mais pourtant des journaux à sensations se vendaient comme des petits pains. Un journaleux m’avait conseillé d’insérer une rubrique people dans le journal. J’ai cédé, deux pages people ont pollué mon journal. Cela a même donné lieu à un coup de fil.
Cem: Allô!
Manilla: Bonjour, je suis la gagnante des “Princesses de la télé-réalité”, mon agent m’a parlé de vous, je souhaite vous acheter les deux pages people de la semaine prochaine’
Cem: Je suis dans le regret de refuser!
Manilla: Si ce n’est pas l’argent qui vous intéresse, dites moi ce que vous désirez?
Cem: Rien!
Manilla: Vous êtes sûr que rien ne vous intéresse? Réfléchissez bien!
Et c’est ainsi que Manilla fut la première à remplir les pages people du journal. Mon intégrité avait pris un coup. Mais la recette du journal explosa, faut dire que Manilla en Une fut une idée lumineuse pour le côté racoleur. Le mal était fait! Cela me poussa à amputer les pages culture pour les donner généreusement à la partie people. “Buzz, clash, hot, choc” furent les mots mis en évidence, on était souvent les premiers à avoir des photos, témoignages, paparazzade des icônes de la télé-réalité. Les ventes du journal avaient explosé au point qu’on était souvent le plus vendu.
Les lecteurs de la première heure avaient déserté le journal mais que dire des centaines de milliers de nouveaux lecteurs. Le côté négatif est que de nombreuses stars refusaient à présent nos interviews mais des Manilla et cie étaient prêtes à tout pour être dans nos pages. Si j’ai perdu plusieurs de mes collaborateurs, d’autres les ont remplacé, je pense à ce grand paparazzi qui a de bonnes relations et connait toutes les bonnes combines.
Le chiffre d’affaire est énorme. La futilité garnie nos pages mais je n’en ai cure, tant que ça se vende. Ceux qui m’admiraient la veille me traînent dans la boue aujourd’hui, tout ça n’est que de la jalousie! Parce que mon putain de journal est le plus vendu en Belgique!
Manilla est devenue très célèbre grâce à moi! On était les premiers à parler d’elle, on a amorcé sa carrière! Je la veux dans mon nouveau torchon! Oui, je le reconnais, ce que je fais est de la merde! Ma secrétaire me dit que Manilla exige 10 000€ pour nous accorder une nouvelle interview. Cela me fait rire intérieurement, c’est une somme ridicule, j’ai accepté à la seconde. J’ai déjà préparé plusieurs questions sur sa sextape! On va même y insérer quelques photos pour faire grimper les ventes.
Bien installé dans mon bureau à attendre la starlette, je me mis à rêvasser: je me vois le jour de la création du journal dire à mon père: “Papa, un jour, je vais interviewer mon auteur favori: Stephen King! Je vais réaliser mon rêve.”
Je me lève de mon siège et me rends face au miroir pour me faire beau. En me fixant, je me remémore cette citation: “Ne perds jamais ton intégrité. Si tu n’es pas honnête, tu n’es plus rien!”.
Quelqu’un toque à la porte:
La secrétaire: Manilla est arrivée.
Cem: Qu’elle entre! Et enlevez moi le miroir, je vous prie.
La secrétaire: Bien.
Manilla: Cem, ça fait un bail!
Cem: Bonjour Manilla, installe-toi, on va débuter l’interview!
Manilla commença à parler de sa carrière, je faisais semblant de l’écouter et pensais à ce que mon père me disait et ce que je suis devenu: “J’ai perdu mon intégrité! Je suis malhonnête, je ne suis plus rien!” J’ai alors fermé les yeux et me suis mis à m’imaginer en train d’interviewer Stephen King.